Novembre est le mois de la sensibilisation à l'adoption
"As-tu déjà essayé de retrouver ta famille? »
Dites à quelqu’un que vous avez été adopté et ces mots exploseront de leur gorge comme un réflexe.
La question est facile à comprendre. Quand on a grandi avec sa famille biologique et qu'on peut se tourner à volonté vers les souvenirs implantés par celle-ci pour valider son identité, il devient impensable de croire qu’on ne ressentirait pas l’urgence de se lancer à sa recherche après avoir été abruptement séparé d'elle.
Pour certaines personnes liées à l’adoption qui ont vécu cette séparation, et qui continuent de la vivre de façon quasi quotidienne, la question peut raisonner avec un écho assourdissant. Elles sont tourmentées, dans plusieurs cas pendant des décennies, par les nombreuses interrogations qu’une telle séparation peut soulever. L'absence de réponses attise le feu qui rend si brûlant le désir de savoir à tout prix.
D’aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu ce désir.
Un moment charnière s’est produit très tôt dans ma vie. J’avais sept ans. Mes frères et ma sœur étaient venus me visiter à l’orphelinat où l’on m’avait emmené un an plus tôt. Une longue année entrecoupée par un séjour dans une famille pas très gentille.
L’extrait qui suit, tiré du chapitre six de mon livre, résume cette visite :
« Je me rends dans la salle de rencontres pour les attendre sans trop savoir quoi penser de ce que je me prépare à vivre. Mes frères et ma sœur sont supposés être ma référence dans la vie et les visages de la seule identité que je savais être vraie dans un passé qui me semble ne pas être si éloigné. En vérité, nous avons été séparés pendant de longs mois au cours desquels plusieurs choses marquantes se sont produites.
Pendant que je garde un œil sur la porte en anticipant leur arrivée, je ne peux m’empêcher de me demander si chaque jour où j’ai été privé de leur compagnie ne se limite qu’à du temps perdu, quelque chose qui n’est plus vraiment tangible une fois écoulé, ou s’il y a maintenant une distance physique entre nous.
Quand la porte s’ouvre finalement et qu’ils entrent les uns derrière les autres, je suis content de les voir, mais il n’y a ni étreinte ni larmes, et je demeure assis sur ma chaise.
Nous venons tous d’un endroit où une démonstration publique d’émotions est une exubérance qui pourrait facilement être interprétée comme un signe de faiblesse; une bien mauvaise idée quand l’adversité est combattue au grand jour dans un voisinage aussi dur.
Ils entrent donc, sourient et prennent place sur les chaises alignées juste en face de moi. Une fois l’inconfort des premières minutes dissipé, nous commençons à parler, bien que toujours avec hésitation, et j’apprends qu’eux aussi ont été envoyés dans d’autres familles pendant un certain temps, mais qu’ils sont maintenant revenus vivre avec notre mère. C’est de cette façon que je découvre que ma mère nous a tous laissés partir mais, qu’ultimement, je suis le seul à être resté derrière, ce que j’interprète comme un deuxième rejet de sa part.
La suite de notre réunion n’est interrompue que par une petite phrase ici et là.
Rien de ce qui nous est arrivé est de notre faute et je peux facilement voir que la vie n’a pas été plus tendre avec eux qu’elle ne l’a été jusqu’ici envers moi. Je peux aussi voir qu’ils ont pris de l’âge. La maturité est capable d’imposer sa volonté avec empressement et sur n’importe qui faisant face à un défi d’apparence inéquitable. Encore faut-il que l’environnement y soit favorable, ce qui de toute évidence n’a pas été le cas pour ceux qui sont assis en face de moi.
Je suis le plus jeune du groupe par quelques années et bien qu’au moment où nous nous rencontrons ils ne soient encore que des adolescents, ils ont déjà l’air d’adultes qui portent sur leurs épaules le poids d’un passé lourd et difficile. Tellement que plus je les regarde, plus je peine à replacer leurs visages.
Il n’aura fallu que d’un an pour briser les liens qui nous unissaient et je n’ai besoin que de quelques minutes pour réaliser que je ne reconnais pas plus mes frères et ma sœur qu’ils ne me reconnaissent.
Nous sommes devenus des étrangers.
À la fin de notre entretien, après une poignée de main pour le moins étrange en guise de salutations, je les regarde partir et je reste seul dans la salle de rencontres. C’est là que j’entends résonner haut et fort les mots qui, encore un peu plus tôt ce matin, n’étaient qu’un lointain murmure: Je suis orphelin. »
Le premier chapitre est disponible en version audio ici
Lors de l’écriture de ce passage, j’ai été frappé par la gravité de la conclusion tirée de notre rencontre. J’ai réalisé qu'elle m’avait fait tourner la page non pas sur un chapitre de ma vie, mais bien sur l’identité toute entière du personnage que j’incarnais dans ce qui représentait à l'époque, le pamphlet de ma courte existence.
Les années, et mes séjours dans plusieurs autres familles, se sont accumulés jusqu’à mon adoption à l’âge de dix ans. Puisque mes souvenirs étaient remplis de détails, je n’avais pas beaucoup de questions sur mon passé. Oh, il y avait bien le fameux « pourquoi m’a-t-on abandonné? » Avec l’expérience que nous donne toujours la vie, j’ai pu répondre seul à cette question simplement en analysant la situation.
Ma famille a depuis longtemps exprimé son soutien dans l'éventualité où je me lancerais dans une recherche. C’est donc sans pression extérieure que je ressens de façon naturelle une impulsion négative envers cette idée. Pour moi, ça serait l'équivalent de m'attaquer à ma propre identité. Nous avons tous travaillé trop fort pour solidifier nos liens et pour créer nos souvenirs à nous. Des souvenirs vers lesquels je me tourne maintenant pour valider qui je suis devenu.
Pudeur? Peut-être. Si c’est le cas, je ne la sens pas mal placée. Paresse émotive? C’est possible; ma jeunesse a été si remplie d’émotions fortes que je n’ai jamais pu faire la paix avec l'idée de m’imposer celles qui viendraient inévitablement avec un tel geste.
Il en revient à ceci : je n’ai pas d’amertume ni de questions concernant mon passé. Des regrets, oui. Mais pas d’amertume et pas de questions.
J’espère de tout cœur que ceux de qui j’ai été séparé dans mon enfance sont heureux et s’accomplissent dans un quotidien rempli d’amour.
J’espère aussi que ceux qui sont hantés par cette question trouveront un jour la réponse et la paix qu’ils recherchent.
« As-tu déjà essayé de retrouver ta famille? »
« J’ai déjà ma famille » que je réponds chaque fois…